Le Ménestrel, Vol. 73, No. 34 (August 24, 1907), p. 267-268.

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JOSEPH JOACHIM

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Un beau soir d’été de 1843, quelques personnes se trouvaient réunies dans le salon de Mendelssohn, à Leipzig. Schumann, hanté déjà par les visions au milieu desquelles devait, dix ans plus tard, s’égarer sa raison, avait ouvert une fenêtre et laissait son âme et ses regards flotter dans l’espace, comme bien loin de la terre. Mendelssohn s’était mis au piano, jouant avec un tout jeune violoniste la sonate à Kreutzer. Après le dernier accord de œuvre sublime, un silence profond se fit: les interprètes restaient immobiles; une voix seule s’éleva: “Oui, il doit y avoir des êtres dans le ciel, pour comprendre de quelle admirable manière vient de jouer Mendelssohn avec cet enfant.” L’enfant venait d’avoir douze ans, il s’appelait Joseph Joachim.

Hongrois de naissance, ses premiers pas dans la carrière remontaient à cinq ans déjà, car son professeur Szervacsinsky l’avait produit a ses côtés dans un duo, dés 1838, au théâtre de Budapest. L’année suivante marqua le début d’une période d’études méthodiquement conduites au Conservatoire de Vienne, dans la classe de Bœhm. Quand elles furent jugées complètes, Joachim se rendit à Leipzig, ou il se fit entendre, d’abord sans un concert donné par Mme Viardot-Garcia, ensuite au Gewandhaus, dans un quadruple concerto de Maurer. Ses partenaires étaient Bazzini, Ernst et Ernest David [sic]. Un an après, en 1844, sur la recommandation de Mendelssohn, il trouva des appuis à Londres, y obtint de grands succès et y retourna en 1847 eth en 1849. Il prit dès lors l’engagement d’y revenir chaque année. Il n’y manqua jamais par sa faute.

Appelé à Weimar par Liszt, avec le titre de maitre des concerts de la chapelle grand-ducale, Joachim y resta cinq années sans souhaiter s’y fixer définitivement. Les idées nouvelles dont cette petite capitale devenait le foyer s’accordaient mal avec ses tendances restées toujours classiques malgré l’attrait qu’exerça sur lui la musique de Schumann. Il accepta en 1853 le poste de directeur des concerts à Hanovre et lutta toute sa vie pour Brahms contre Wagner, sans tomber toutefois dans les excès d’une ardente polémique. Il existe pourtant une protestation curieuse signée de Joachim, Brahms, Otto Grimm et Scholz. Envoyé par lui, Brahms vint visiter Schumann à Dusseldorf pendant l’automne de 1853. C’est alors que parut le fameux article les Nouvelles Voies, dont on a tant parlé. Schumann attendait Joachim avec une sorte d’allégresse; il composa pour lui, en collaboration, un finale de sonate et inscrivit sur le frontispice: “En prévision de l’arrivée de notre bien-aimé et honoré ami Joseph Joachim, cette sonate a été écrite par Robert Schumann, Albert Dietrich et Johannes Brahms.” Le manuscrit appartenait à Joachim.

Après l’annexion du royaume de Hanovre à la Prusse (1866), Joachim s’établit à Berlin avec la cantatrice Amélie Schneeweiss, qu’il avait épousée trois ans auparavant, et de laquelle il se sépara en 1882. I devint directeur de la nouvelle École royale supérieure de musique, et, après une réorganisation de cette institution, reçut le titre de président du comité directeur. Après la fondation de la Société philharmonique de Berlin (1881-82), Franz Wüllner et ensuite Klindworth, concurremment avec Joachim, en devinrent chefs d’orchestre. Excellent musicien, Joachim ne pouvait être médiocre en rien; cependant il n’avait pas ce que l’ou pourrait appeler la “vision intellectuelle” des œuvres et se bornait à donner des interprétations impeccablement pures de ligne. C’est beaucoup sans doute, et pourtant cela ne suffit jamais à lui assurer, comme chef d’orchestre, un prestige indiscutable. Son véritable domaine était le quatuor. Avec de Ahna et Kruse, remplacés en 1897 par M. Halir, et MM. E. Wirth et R. Haussmann, Joachim a donné de splendides auditions des quatuors d’Haydn, de Mozart, de Schumann, de Brahms et surtout de ceux de Beethoven.

Ce grand artiste est venu assez rarement à Paris, sauf au cours de ces toutes dernières années; mais pendant les apparitions qu’il fit dans cette ville en 1886 et 1887, partout ou on l’entendit, au Châtelet, salle Erard, dans plusieurs réunions privées et notamment chez son ami Lèonard ou il se retrouvait avec Mme Viardot, son jeu personnel et l’admirable cohésion de son quatuor excitèrent l’enthousiasme. Il joua les concertos de Beethoven et de Mendelssohn, la Fantaisie, op. 131, de Schumann, les Danses hongroises de Brahms, des pièces de Bach, ses Variations pour violon et orchestre, et beaucoup de musique de chambre.

Ses Variations, disons-nous! Oui, car il éprouva parfois le désir de fixer au moyen des notes quelques-unes de ses pensées ou de ses impressions. Il a laissé trois concertos, un Andantino e Allegro avec orchestre, un Nocturne avec orchestre, des morceaux avec piano, des ouvertures, Hamlet, Demetrius, A la mémoire de Kleist, etc. Sa musique, peu originale, rappelle beaucoup celle de Schumann. Sous le titre Ecole du Violon, Joachim a publié, en collaboration avec M. Adreas [sic] Moser, les trois premiers volumes d’une vaste collection d’œuvres de maitres avec remarques critiques, cadences, doigtes, etc. C’est la le dernier travail dont il se soit occupé.

Joachim conserva toute sa vie le culte de Schumann. Il fut naturellement appelé à prendre part à deux grandes fêtes commémoratives, qui eurent lieu à Bonn, la première en 1873, la seconde en 1906, en l’honneur du maitre. Pendant cette dernière, ayant a prononcer quelques

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mots sur la tombe bien connue du Sternenthor, il évoqua ce touchant souvenir: “Schumann et Clara vinrent a Hannovre et je voulus leur ménager quelques joies musicales. Nous jouàmes pour eux des quatuors et il était tout simple que je choisisse à cet effet l’un de ceux que j’aimais avec prédilection, celui en fa mineur de Beethoven. Après l’avoir exécuté, je voulus mettre sur les pupitres les parties de l’un des plus beaux ouvrages de Schumann en ce genre, mais il appuya sa main sur moi de la façon cordiale qui lui était habituelle, et ses yeux se tournant vers les miens avec une admirable expression dans les regards, il me dit: Non, après le quatuor que nous renons d’entendre, il ne faut pas jouer celui-ci.”

AMÉDÉE BOUTAREL.